“Mr Pound is shocked at my levity —”
Ce soir d’été 1914 : la lumière qui décline, l’époque qui se meurt, les fiacres, les chalands qui s’animent… Chelsea. Splendeur vespérale : le vieux Maître du décorum, promenant Miss Peg, sa nièce Bostonienne désireuse de s’instruire en matière d’équivoques raffinements transatlantiques, hume le fond de l’air avec circonspection. Il s’entretient avec Ezra Pound, le poète, vague connaissance mondaine — jeune, américain, expatrié, rubicond, famélique ! — flanqué de sa nouvelle épouse, Dorothée : rencontre fortuite… Salutations, déploiement majestueux des gestes d’une civilité is déjà anachronique, Not again the old men with beautiful manners — piling up the beautiful phrases… Deux siècles ici, qui mutuellement s’appréhendent : le monument vénérable, héraldique, de la belle époque moribonde et le chantre ébouriffé d’un siècle nouveau, moins guindé, peut-être, plus sombre.
“But wait a little, wait a little, something will come…”
Tout sépare ces deux hommes, sauf le style, en somme, et surtout le choix de s’exiler, transfuges, en Angleterre, en France, en Italie, au nom de leur art et de ce paradoxe de l’époque moderne, qui voulait que le vent de l’esprit soufflât désormais outre Atlantique, loin du séjour des braves, terre consacrée des premiers vagissements de la liberté… Tradition américaine de longue date, d’ailleurs, entérinée par Franklin, par Jefferson, avant James, par Whistler, son contemporain, puis Gertrude Stein, Pound et tutti quanti, comme plus tard encore les Hemingway, les Fitzgerald, les Henry Miller… Le Continent demeurait pour une certaine mouvance déliée de la jeunesse des arts et des lettres américaine, comme pour d’autres, un pôle d’attraction majeur. Or, l’œuvre de James me paraît s’articuler autour de cette relation complexe des deux influences, Américaine, Européenne — de ces deux conceptions plus ou moins contradictoires de la civilisation, au gré desquelles son expérience se tendait et dont sa sensibilité était le produit : d’une part son Amérique bourgeoise d’origine, puritaine, crédule, intransigeante, de la côte Est, du New England, avec son innocence et sa vulgarité essentielle, principe démocratique fondateur ; d’autre part, l’Europe, étiolée, décadente, corrompue, mais où, dans les derniers jours de son empire, certains respiraient, parmi les cicerone, les toiles vétustes et les ruines — baignés dans ce savoir-vivre coulant, aux accents d’Ancien Régime — comme un air de liberté.
Dans ses romans, ses nouvelles, James tente d’exprimer cette tension sous-jacente qui l’anime en entreprenant de décrire, d’énoncer comme récit, le développement subtil, labyrinthique de ce foisonnement d’impressions, de sensations, de pensées, de paroles, d’expérience en somme, dont la juxtaposition, la coexistence plurielle, fonde la vie intérieure de ses personnages : Américains confrontés à l’histoire, à l’Europe, Européens incarnant l’insaisissable, le fuyant, objets de méfiance et de désir… Recherche du je-ne-sais-quoi, de la justesse psychologique, des mouvements de fond de la conscience sédimentaire, morcelée — problématique morale qui pourtant pour James — comme pour Wilde — ne peut se poser qu’en termes esthétiques, en définitive. De qui, de quoi s’agit-il ? De jeunes hommes pleins de promesse qui, dans l’Albion victorienne, s’enlisent dans les miasmes coussinés de l’étouffant jeu social d’exclusion ; d’aventurières qui s’établissent comtesses à Paris ou ailleurs ; de féministes ésotériques de la Nouvelle Angleterre ; d’héritières qui héritent, se marient, parfois, se compromettent ; enfin, de vierges qui périssent de la fièvre, à Rome, à Venise, exposant mal à propos, mais aussi, inévitablement, leur innocence et leur blonde pulchritude aux effluves borgiaques du Vieux Monde…
En 1903, dans la force de l’âge et au sommet de son art, James achève son pénultième roman, The Ambassadors, somme, à mon avis, et récit clef de l’œuvre ; celui-ci sera publié en douze livraisons de la “North American Revue” et, plus tard la même année, sous forme de volume. Dans ce roman d’une perfection formelle miraculeuse — équilibre baroque de la phrase, enchevêtrement inéluctable des épisodes vers l’illumination finale — il développe une action qui se résume, incroyablement, à ceci : son héros change d’avis.
Nous suivons Lewis Lambert Strether, au prénoms ironiquement balzaciens, dilettante américain, veuf, déjà, d’un certain âge… Il est chargé de se rendre à Paris, afin de remplir une mission diplomatique délicate pour la formidable Mrs Newsome : riche et autocratique veuve d’un quelconque industriel du Massachusetts, que Strether courtise sans passion. Elle consentira à l’épouser s’il parvient à rapatrier son fils Chad, qui, prodigue, délaisse ses responsabilités envers l’usine et les affaires familiales. En effet, le jeune Mr Newsome paraît être tombé sous la coupe empoisonnée de Paris et de ses femmes — ou pire, soupçonne-t-on, d’une seule, mais alors inacceptable ! Mariée, hélas ! Et mère ! Éloignée de façon si choquante de sa première fraîcheur — une Française, vous vous rendez compte ? Cette mystérieuse Mme de Vionnet semble bien tenir Chad solidement dans son emprise délétère…
Ainsi, Strether débarque d’abord à Londres, sorte d’antichambre de l’Europe, où il doit rejoindre son vieil ami Waymarsh, Américain lui aussi, sorte de chaperon ou d’espion de compagnie, qui doit seconder Strether dans sa légation et rapporter ses actions à Mrs Newsome. Waymarsh n’est pas au rendez-vous, mais Strether rencontre par hasard une certaine Maria Gostrey, Américaine un peu plus jeune que lui, indépendante, qui mène une vie nomade à travers l’Europe — sans attaches, sans fortune, se soutenant grâce à ses nombreuses (mais combien chastes !) connaissances amicales et à ses contributions à quelques revues féminines… Impromptue, une amitié se déclare — et Ms Gostrey servira par la suite de guide pour notre héros, à travers les dédales quelque peu ahurissants, au début, de l’expérience du Continent. Elle sera une image de liberté errante vers laquelle Strether se trouvera de plus en plus porté… Grâce à elle d’abord, il sentira pour la première fois de sa vie sourdre en lui comme un courant sous-terrain d’indépendance. Elle se fera sa traductrice, son cicerone, sa sage-femme maïeutique ; elle aidera Strether par le dialogue intime qui se poursuivra entre eux, durant les quelques mois que comprend l’action du roman, à accoucher de rien de moins que d’une nouvelle conscience de soi. Waymarsh, quand à lui — Strether le retrouve finalement à Paris… — incarne au contraire un pôle d’opposition, de résistance à ces sentiments étrangers, à ces valeurs nouvelles : il désapprouve intensément ce nouveau Strether et tente tant bien que mal de le corriger, en se drapant dans la densité difficilement perméable de sa conscience puritaine.
Pourtant Strether est très bien reçu par Chad : jeune homme menacé de perdition, sans doute, mais dont l’élégance raffinée et l’urbanité assurée, sans fausse note, déroute complètement notre ambassadeur. Progressivement, Strether est amené à découvrir la vie de Chad dans sa profondeur — à discerner dans sa spectaculaire transformation l’action d’une influence difficilement saisissable, pleine bénéfique subtile… Se pourrait-il que Mme de Vionnet, cette femme apparemment si compromise, ai pu « faire » Chad avec autant de goût, de succès, de bonheur — achever de la sorte de le façonner, de lui conférer un tel poli, un tel savoir-vivre ? Strether se trouve de plus en plus en mesure comprendre leur relation, car il subit lui même une transformation graduelle. Il reconnaît, au contact de Chad, de Mme de Vionnet, de Maria Gostrey, qu’il serait inélégant — c’est à dire absolument répréhensible — pour le jeune Mr Newsome d’abandonner son cher Pygmalion, et ce même pour tout l’or du monde.
En conséquence, avec cette nouvelle certitude qui se fait peu à peu jour en lui, graduellement il abandonne ses propres projets de mariage, ou plutôt d’établissement, avec Mrs Newsome ; il reconnaît la beauté du couple de Chad et de Mme de Vionnet — et c’est pourquoi il renonce finalement à sa mission. Chad, malgré la fortune familiale dont on lui offre l’usufruit ne saurait pas décemment revenir aux États-Unis pour se lier à une quelconque fille de capitaliste. Strether lui-même finit par se demander si, à cette époque tardive de sa vie, il ne pourrait pas lui aussi recommencer, en quelque sorte, changer de voie… Il ne trouvera pas l’amour en Europe, sans doute, mais bien plutôt une sensation de liberté — compromise, peut-être, venant trop tard, certainement, mais indéniable, qui l’imprègne… “Still, we have the illusion of freedom; therefore don’t, like me today, be without the memory of that illusion. I was either, at the right time, too stupid or too intelligent to have it, and now I’m a case of reaction against the mistake.” Strether est maintenant prêt à se laisser séduire. Il renoncera à la liesse du monde, aux établissements, pour jouir en revanche de la douceur de vivre et de choisir…
Il est certains romans qui s’imposent d’eux-mêmes, comme nécessaires — pour l’auteur aussi bien que pour le public : il en va ainsi des Ambassadeurs. Ce récit, suggéré par une anecdote rapportée par un ami de James lui est particulièrement personnel : un homme vieillissant, sans attachements romantiques, sensible, digne, s’ouvre au monde sans pourtant finalement parvenir à y participer… Plus que tous ses autres personnages, Strether serait une sorte d’autoportrait craché : loin de James dans les détails, mais étrangement ressemblant. L’auteur accumule les phrases, les stances, les poses ; il cherche la note juste pour dévoiler la multiplicité du moi de ses personnages, mais surtout du sien propre, dans l’instant — simultanéisme dramatique de l’expérience et de l’imagination. L’œuvre de James est comme un salon victorien, dense, surchargé, lourdement meublé et sombre, irrespirable, derrière les pesantes tentures et les draperies, et dont les habitants progressent à pas mesurés, coussinés, sur les tapis persans aux figures indéchiffrables : des paroles, des objets — flottement — des absences…
Ses personnages sont lisibles (psychologiquement) mais seulement dans la mesure où ils sont dévoilés dans la durée : leur appréhension doit se faire par strates successives, par accumulation — des épithètes, des qualifications multiples, par l’exposition photographique graduelle de la conscience aux événements… De quelques touches de couleur, de textures diverses, d’effets de lumière, émergent des figures étrangement présentes et pourtant comme sans substance, insaisissables, baignées, comme les portraits de Whistler — ces dames sévères, splendides dans leur lourdes soieries et leur taffetas sombre, figées, vivantes — dans un jour énigmatique. James dramatise le mystère essentiel du silence des individus et ses phrases à l’articulation superbe, byzantine, semblent se faufiler dans les méandres de l’incommunicabilité essentielle ; elles la recouvrent aussi, la remplissent et posent une réponse esthétique, figurée, au problème éthique central qui consiste à concilier son personnage social, public, avec les motivations intérieures muettes, inavouables même peut-être, sans forme, sans paroles. Il s’agit dans la tension de trouver cet équilibre subtil.
“Take… The Ambassadors very easily and gently,” écrivait James à son amie, la duchesse de Sutherland, “read five pages a day — be even as deliberate as that — but don’t break the thread. The thread is really streched quite scientifically tight. Keep along with it step by step — and the full charm will come out… Besides, I find that the very most difficult thing in the art of the novelist is to give the impression and illusion of the real lapse of time, the quantity of time, represented by our poor few phrases and pages, and all the drawing-out the reader can contribute helps a little perhaps the production of that spell.”
À la recherche du temps perdu, déjà, avant la lettre, James joue le rôle du grand recomposeur : arrangeur péremptoire du souvenir, des impressions, de l’imagination poétique — de la multiplicité des personnes et des rapports humains, saisissables en fin de compte uniquement par le biais des figures : accumulation, métaphore, métonymie… Il s’efforce de retrouver ou plutôt de garder la trace de son propre être-là et de celui de ses contemporains… Mieux que tout autre, il sut s’imprégner d’un certain air du temps : du temps en général et de son temps propre, pour toucher sous les plis du tissus de la redingote, la pulsion obsédante du cœur hésitant des hommes…
“I believe you are right, Mr Pound, it is a question of balance, of course…”
“Cher maître !”
“One does wish to get to the quick of things, after all.”